Les Pays

Marie-Hélène Lafon

Buchet-Chastel, 2012

 

Le passage, ou comment " tout nous traverse"

 

La romancière met en épigraphe de son roman une citation du Journal de Delacroix : « Nous ne possédons réellement rien ; tout nous traverse ». Il s’agit bien d’une traversée en effet, d’un passage d’un pays dans un autre, et d’un milieu social à un autre, vécu comme une trahison certes, mais sans le projet pourtant de « venger [s]a race » comme chez Annie Ernaux.

 

C’est l’histoire d’un déracinement qui dit la fin d’un monde, celui des paysans, qui a disparu dans la deuxième moitié du XXe siècle, avec l’exode rural et tous les bouleversements sociaux, technologiques et économiques. De cette histoire, la douleur semble gommée, comme si on pouvait passer d’un espace à un autre sans se cogner, sans laisser quelque chose de soi dans le pays que l’on quitte, sans trahir ses parents et ses ancêtres en accédant au nouveau pays : celui de la Sorbonne, en Lettres classiques où l’on passe ses journées, celui du 13e arrondissement, avenue de Choisy, où l’on habite avec d’autres étrangers :

Elle se sentait bien dans la laverie propre et silencieuse, deux fois par mois, étrangère parmi d’autres étrangers, privée d’idiome, réduite à deviner, tâtonner, déchiffrer des schémas, hasarder une pièce ou deux.

Cette légèreté du ton, dans un roman où rien ne pèse, tient sans doute à une forme d’humour subtil, qui préfère s’attacher aux détails savoureux et bien vus dans des micro-scènes plutôt que se livrer à une récrimination haineuse ou à un règlement de comptes stérile. C’est pourtant une vie austère que celle de l’étudiante boursière :

Pas de promenade, pas de divertissement, pas de café en terrasse, pas de flânerie au Luxembourg qu’elle n’avait traversé pour la première fois que près de dix mois après son arrivée, le jour de ses résultats aux examens de première année.

S’offrant un cornet de glace dans le célèbre jardin, elle a bien conscience qu’il s’agit pour elle d’une conquête, d’un lieu où elle doit gagner sa place :

Ces gens étaient chez eux au Luxembourg, au jardin du Luxembourg ceint de grilles orgueilleuses […]. Elle traversait le Luxembourg comme on traverse une exotique contrée peuplée d’autochtones stupéfiants. Elle était là, posée là, dans le soleil triomphant, elle aussi ; elle avait mangé la glace en marchant. Là-bas, ils avaient commencé à faner, si le temps était beau.

Un universitaire âgé, couvert de gloire et d’honneurs académiques, m’a demandé un jour à quel âge j’avais découvert le Quartier latin, comme s’il en avait possédé les clefs et été le seul habitant légitime, et j’ai su que j’y serais toujours une intruse, portant en moi ma province natale et l’absence d’universitaires dans ma famille comme une tache indélébile, une sorte de faute de goût.
Alors que les jambes et les épaules nues des jeunes femmes du jardin sont « offertes au soleil d’avant les vacances », Claire, l’héroïne de ce roman, doit, pour sa part, commencer le lundi suivant « son travail d’été dans une banque au Crédit lyonnais au guichet pour deux mois ».
Le pays quitté, qui est aussi un paysage et une histoire, n’est pas pour autant idéalisé, comme le montrent les rapports complexes qu’entretient l’héroïne avec Alain, magasinier à la bibliothèque de la Sorbonne, et originaire comme elle de « ce coin du Cantal » :

Mais elle sentait, plus qu’elle ne savait, que quelque chose était perdu, avait été quitté qui ne relevait pas du lumineux paradis des enfances ; en elle, dans son sang et sous sa peau, étaient infusées des impressions fortes qui faisaient paysage et composaient le monde, on avait ça en soi, et il fallait élargir sa vie, la gagner et l’élargir, par le seul et muet truchement des livres.

S’ouvrant par un chapitre qui évoque la découverte de Paris par l’enfant qu’elle a été, à l’occasion du salon de l’agriculture, et se refermant sur une visite de Claire au Louvre avec son neveu et son père, le roman se présente comme un hommage modeste et fervent en même temps, à la culture sous toutes ses formes, que ce soit dans l’évocation émue du film À nos amours de Maurice Pialat, dont le titre n’est pas donné, ou dans la référence au documentaire de Raymond Depardon sur les paysans qu’elle montre à son père sur l’écran de son ordinateur, dans son appartement parisien :

Perplexe, vaguement égaré entre grand et petit écran, film et documentaire, renonçant bientôt à comprendre les arguties de son imprévisible fille, il opinait et répétait dans sa gorge, à l’intention de l’enfant surgi, debout à son côté, campé dans son odeur de propre et son pyjama en pilou écossais, la nuque encore humide, c’est nous c’est nous on est comme ça c’est nous.

Le chapitre médian est consacré aux études, avec les passages obligés en librairie, occasion d’une page où l’humour défait rétrospectivement une sorte de frayeur :

Un tel afflux de livres, rassemblés au même endroit, éventuellement sur plusieurs étages, la privait de tout discernement ; c’était trop de tout, et tout à la fois, d’un seul coup. Les livres qu’elle n’avait pas lus, ceux qu’elle ne lirait jamais, et ceux, perfides entre tous, qu’elle aurait dû avoir déjà lus, dans les lointaines années de sa première vie.

Acharnée à comprendre les « ouvrages de glose », ceux de Barthes en particulier,

Elle pensait à d’autres formules que ressassait le père ; c’était pas du rôti pour elle, elle était le crapaud monté sur un pot de sucre tandis que les vrais étudiants, les légitimes, s’ébattaient à l’envi dans les grasses prairies de la pensée comme des rats dans une tourte.

La vie étudiante est aussi faite de rencontres, celle avec Lucie, qui lui apprend « les deux mots mononucléose et hypokhâgne », et qui « la choisirait, elle, Claire ; entre tous et toutes, dans l’amphithéâtre, à l’heure de la pause, en cours de thème latin deuxième année, un lundi de fin novembre ». Issue d’une famille de rentiers très cultivés, pourvue à la Sorbonne, de « la serviette du père, des humanités du père, accomplies quarante ans plus tôt en d’autres lieux non moins augustes », Lucie porte bien son nom de roman et joue le rôle d’une véritable lumière pour Claire. Rencontre unique avec Jean-René, « dont la mise, les intonations, et les poses affichaient assez l’orientation sexuelle », et qui a accès à toute une culture qui reste encore largement étrangère, sinon interdite à Claire. « Il écrivait, lui ; il ne voulait que ça, écrire et lire, et rien d’autre », et il lui dit, en la raccompagnant au métro qu’elle est « un personnage de roman », avant de devenir quant à lui « une légende », dans le petit milieu des étudiants de la Sorbonne : « Un suicide dans une chambre d’hôtel à Naples fut donné pour certain ».
Pas de dates dans ce roman, ce qui lui confère des contours un peu plus vagues, et permet à chacun de s’y couler, même s’il appartient à une autre génération que celle évoquée dans cette autre « éducation sentimentale ». Beaucoup de noms de lieux en revanche, ce qui est bien le moins eu égard au titre, et jusqu’à Geffosses, près de Coutances, où le père de Lucie achète le camembert qu’elle met dans son sandwich pour la pause… L’écriture en est soignée et précise, sans prétention mais sans relâchement, allant là où elle veut sans doute, obstinément. On ne s’étonne donc pas d’apprendre par ailleurs que Marie-Hélène Lafon a adressé à Pierre Michon son premier texte, une nouvelle. Son héroïne, Claire Santoire, a fait d’Un Cœur simple de Flaubert son « bréviaire absolu » et elle pleure chaque fois qu’elle le relit. La lucidité de la romancière est donc tout autre chose que l’expression d’un cœur sec…

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 29